CHAPITRE PREMIER

 

 

Veillant à garder sa respiration régulière afin de ne pas bouger la tête, Karal restait allongé, aussi immobile que possible. Les yeux fermés pour les protéger de la lumière, il espérait que la compresse remplie de neige posée sur son front soulagerait sa migraine. Ayant du mal à penser, avec les élancements qui partaient de ses tempes et se concentraient au-dessus de son nez, il était vaguement conscient du reste de son corps, entouré de briques chaudes et enveloppé dans des couvertures. Les Shin’a’in qui le soignaient semblaient redouter qu’il attrape froid sur le dallage glacé et humide. S’il avait été à Karse ou à Valdemar, on lui aurait donné un médicament. Mais l’ancienne Tour à moitié détruite ne disposait pas de Guérisseur ni de vrais médicaments. Il devait donc se contenter de ce que les Shin’a’in avaient sous la main – autrement dit, de l’infusion d’écorce de saule et des compresses glacées.

Il lui restait également l’espoir.

Ça pourrait être pire.

Oui, mais à quel point ? Une question à laquelle il ne voulait pas s’intéresser pour le moment.

Karal avait une migraine astronomique, mais quoi d’étonnant ? Il avait été le réceptacle de l’énergie d’une arme si puissante et imprévisible que même Urtho, qui avait mis fin aux Guerres Magiques, n’avait pas osé l’utiliser. Parce qu’il fallait pour cela employer un Conduit humain. Alors, ou il n’y en avait pas eu parmi les mages d’Urtho, ou le Mage du Silence n’avait pas voulu exposer quelqu’un à un pareil danger. Quoi qu’il en soit, l’arme était restée intacte, et Urtho y avait ajouté une inscription déconseillant son utilisation.

À moins qu’il n’ait trouvé aucun volontaire.

Karal ne pouvait pas blâmer ces mages disparus depuis des siècles. Si sa première expérience de « Conduit Magique » avait été déplaisante, la seconde avait atteint une puissance dévastatrice. Pour être honnête, il ne se souvenait pas de ce qui lui était arrivé, dès l’instant où l’arme avait été activée. Le Frère du Faucon Flammechant et le Shin’a’in An’desha lui avaient assuré que c’était préférable, et il voulait bien les croire.

Quand An’desha et Flammechant sont d’accord sur un sujet…

Karal ne voulait pas savoir ce qui s’était passé. S’il le savait, il y penserait, et c’était une très mauvaise idée.

Il était bien plus facile de rester couché et d’affronter simplement la douleur.

De temps en temps, il entendait les autres, occupés à diverses tâches. Les sons étaient étrangement étouffés ou amplifiés par l’acoustique des lieux. An’desha et le chamane shin’a’in Lo’isha parlaient tout bas, leurs voix se mêlant dans un murmure aussi étrangement apaisant que le souffle du vent dans les feuilles ou celui de l’eau sur des cailloux. Quelqu’un – sans doute le kestra’chern kaled’a’in Renardargent – lavait la vaisselle, et des cliquetis métalliques ponctuaient la conversation. Plus près, Flammechant chantonnait. Il le faisait toujours quand il raccommodait – à l’en croire, ça l’empêchait de dire des choses qu’il regretterait ensuite. L’Adepte tayledras n’aimait pas les tâches ménagères car il avait été habitué à ne rien faire. Alors, dans l’ensemble, Karal estimait qu’il s’en tirait plutôt bien sous la pression et face à ses nouvelles responsabilités.

Quant aux non-humains… Eh bien, Karal savait où était Altra, le Chat de Feu. La couverture en fourrure, ronronnante et vibrante qui l’enveloppait du cou jusqu’aux genoux, c’était lui. Contrairement aux chats normaux, qui semblaient toujours plus lourds quand ils s’allongeaient sur leur maître, Altra savait se faire léger. Seuls sa chaleur et ses ronronnements apaisants trahissaient sa présence.

Quelque part à l’extérieur de la salle, une des créatures ressemblant à un cheval – les Valdemariens les appelaient des Compagnons – écoutait attentivement la conversation : Florian. Si Karal lui avait ouvert son esprit, il aurait pu entendre clairement les voix d’An’desha et de Lo’isha, qui étaient pour lui un bourdonnement confus. Les liens entre le Compagnon, le Chat de Feu et lui étaient plus puissants que quelques semaines auparavant. Il lui suffisait de penser à eux pour entendre le murmure de leurs esprits. Et il était conscient de leurs présences dans le sien, telle une source de chaleur constante. Quelque chose s’était passé au cours des heures dont il n’avait plus aucun souvenir, et cela les avait étroitement liés. Tout ce qu’ils voyaient, entendaient ou ressentaient, il pouvait en faire l’expérience, s’il le désirait.

Il ignorait si l’inverse était vrai, mais il en doutait. C’était lui qui avait changé, pas eux.

Encore un point sur lequel il ne voulait pas s’appesantir. Le Chat de Feu n’était pas tout à fait une créature mortelle. Et si le Compagnon l’était davantage, il restait un humain revenu au monde dans un corps de nature magique. Alors, si quelque chose l’avait lié, lui, Karal, à eux – et si étroitement qu’il n’avait plus besoin de faire d’effort pour atteindre leurs esprits…

Il frissonna, et ce n’était pas dû à la neige entassée sur son front.

Oh, non, je ne peux pas avoir changé à ce point. Ce doit être un effet secondaire temporaire, qui s’atténuera à mesure que j’irai mieux.

Il s’avisa que ses pensées avaient recouvré leur cohérence.

Une nette amélioration.

Où étaient les autres ? Gardant les yeux clos, il tendit l’oreille, essayant de les localiser – il n’avait pas envie de réveiller la douleur en les ouvrant.

Les autres non-humains de leur groupe, les deux griffons, faisaient leurs bagages en parlant à voix basse. Il entendait leurs becs claquer et le crissement de leurs serres sur les sacs prêtés par les Shin’a’in pour leur voyage vers le nord.

Les deux griffons estimaient qu’il était temps de retourner auprès de leurs jumeaux. Les autres n’avaient pas eu le cœur de les retenir. L’excitation qu’ils éprouvaient à l’idée de marcher sur les traces du célèbre Griffon Noir avait peu à peu cédé la place au désir de revoir leurs chers petits. Le Portail ayant été refermé derrière eux, ça leur prendrait des jours, même en volant.

Après avoir frôlé la mort de si près, Treyvan et Hydona ont décidé qu’ils ne voulaient pas laisser deux orphelins. Et qui pourrait leur en vouloir ?

Oui, ses pensées étaient beaucoup plus cohérentes.

Assez pour constater que les muscles de mon cou sont noués. Ce qui n’est pas vraiment surprenant.

Karal soupira et appuya ses épaules contre le sac en daim qui lui servait d’oreiller.

Heureusement que je l’ai rempli de vêtements, et pas de livres.

La neige était efficace, finalement. Sa migraine n’occultait plus tout le reste, s’il pouvait sentir que sa nuque était douloureuse.

Génial, maintenant, je sais que j’ai mal partout !

Mais à mesure que la douleur qui puisait derrière ses yeux faiblissait, la tension de ses muscles – qui devait contribuer à l’intensité de sa migraine – se relâchait. Comme si cela ne suffisait pas, il fallait en plus qu’elles aient une interaction !

Je serais un mauvais Prêtre du Soleil si je ne parvenais pas à me détendre.

Les techniques de relaxation faisaient partie de l’enseignement des novices. On ne pouvait pas prier si on était incapable de se détendre – comment avoir l’esprit consacré à la gloire de Vkandis quand on souffrait d’une crampe ?

Karal persuada son corps rebelle de coopérer. Peu à peu, sa migraine reflua – lui donnant la preuve qu’elle était bel et bien due à la tension.

C’est mieux. Beaucoup mieux.

Si sa tête le laissait tranquille, il pourrait profiter – un peu – de sa condition de malade. Pour une fois, il avait une bonne excuse pour rester au lit et se faire dorloter. Et son épuisement l’avait convaincu qu’il avait gagné le droit de se reposer.

Après tout, ce n’était pas tous les jours qu’un Adepte Guérisseur tayledras se montrait prêt à répondre à ses moindres désirs. Dès qu’il l’entendait soupirer, Flammechant lui demandait aussitôt s’il avait besoin de quelque chose – une situation plutôt bizarre, puisque c’était d’ordinaire Flammechant qui attendait d’être servi comme un prince.

Karal ignorait pourquoi Flammechant se montrait si prévenant. D’autres auraient pu s’occuper de lui. Pourtant l’Adepte avait insisté pour remplir cette tâche. Et finalement, le Frère du Faucon faisait une excellente infirmière.

Je ne m’attendais pas à ça de lui. Ça ne lui ressemble pas.

À vrai dire, ça ne ressemblait pas au Flammechant qu’il connaissait. Mais ce genre de réflexion était aussi superficielle que la façade que montrait en général le Tayledras.

Karal se fit des remontrances.

Penser cela est indigne de toi… et pas très gentil. Tu ne connaîtras sans doute jamais la véritable valeur de Flammechant. Nous essayons tous d’affronter des situations extrêmes. Si c’est sa manière de le faire, c’est son droit.

Pour le moment, même si sa tête ne menaçait plus d’exploser, Karal devait se contenter de s’émerveiller et de profiter des attentions de l’Adepte. Il pouvait à peine soulever un doigt sans se fatiguer. Se lever pour aller aux toilettes l’épuisait, si bien qu’il dormait des heures après chaque aller-retour. Et cela finissait par l’inquiéter. À moins qu’il reprenne des forces, ses compagnons rentreraient sans lui à Valdemar. Les griffons allaient partir, mais les autres humains ne pourraient plus attendre très longtemps non plus. S’ils ne partaient pas très bientôt, ils seraient coincés ici par le mauvais temps.

Cela dit, il est peut-être déjà trop tard. Le Portail qui nous a amenés est fermé. Si j’étais à la place des mages, je ne prendrais pas le risque de le rouvrir. Dans ce cas, nous devrons rester ici jusqu’au printemps. Car même dans les meilleures conditions, il nous faudra beaucoup de temps pour rentrer.

Tellement, en réalité, que c’était peut-être la pire chose qu’ils pouvaient entreprendre à ce stade. Il s’était mis dans cet état pour apporter une solution temporaire au problème des tempêtes magiques. Et c’était peut-être ici qu’ils découvriraient une réponse définitive. La Tour mettait à leur disposition des ressources qu’ils ne trouveraient nulle part ailleurs.

Ils avaient utilisé une arme, mais il en restait beaucoup d’autres. Ils avaient choisi celle dont ils comprenaient le mieux le fonctionnement. Mais une des autres était peut-être la solution qu’ils cherchaient depuis des mois. Les Kaled’a’in – contrairement à leurs cousins, les Tayledras et les Shin’a’in, ils gardaient des traces de leur lointain passé – avaient promis de leur envoyer un de leurs historiens versé dans la langue parlée et écrite de leurs ancêtres. Cet érudit pourrait peut-être leur fournir de meilleures traductions que celles des griffons.

Nous n’avons même pas commencé à explorer cet endroit, et c’était le cœur de la forteresse d’Urtho. On parle de lui comme du plus grand mage de tous les temps, avec des ressources inimaginables. Alors, comment penser avoir tout vu ?

Il y avait peut-être d’autres pièces qu’ils n’avaient pas encore découvertes et qui contenaient ce qu’ils cherchaient. Était-il préférable qu’ils restent ici, afin d’étudier les armes ? Aucun d’eux n’avait encore suggéré ça tout haut, mais Karal aurait parié que tous y pensaient, même s’ils désiraient rentrer.

Le problème, c’est que notre groupe ne compte pas de mathématicien.

Cela l’inquiétait. Les deux dernières contre-mesures provisoires qu’ils avaient mises en œuvre avaient été imaginées par les mages et le groupe de maître Levy. Grâce à ces amoureux de la technique et de la logique, tous avaient pu aborder le problème sous un angle différent.

Nous avons besoin d’eux. Flammechant ne les aime pas, mais nous avons besoin d’eux.

Karal le sentait, comme si Vkandis avait mis cette certitude dans son cœur. S’il avait jamais été certain d’une chose, c’était bien de celle-là. Ils trouveraient une solution à leur problème uniquement si tous les esprits disponibles travaillaient à la découvrir.

Il soupira. Alors qu’il levait la main pour retirer la compresse, il entendit Flammechant remuer. Le poids humide et froid quitta son front.

— Tu en veux une autre ?

Karal ouvrit les yeux et secoua la tête – pas trop fort, pour ne pas réveiller la douleur. Flammechant ne ressemblait pas à une infirmière. Le jeune mage avait réussi à faire tenir toutes sortes de tenues en soie – d’un style extravagant – dans l’unique sac qu’il avait été autorisé à prendre. Karal ignorait comment il avait fait. Pour l’heure, il était en bleu-gris relativement discret. Du coup, le prêtre pouvait le regarder sans avoir mal aux yeux. De la pointe de sa chevelure argentée à ses chaussettes, il était l’image même du mage exotique… et pas du tout du serviteur zélé. Son sourire amusé rassura Karal. S’il avait été gravement malade, Flammechant n’aurait pas souri, il en était certain.

— Pas pour le moment, merci, répondit-il. (Sa voix était aussi rauque que s’il avait braillé des heures à pleins poumons, ce qui le surprit.) Tu n’es vraiment pas obligé…

Flammechant rit tout bas.

— Oh, j’ai mes raisons… Tu es un patient incroyablement facile, et pendant que je m’occupe de toi, j’évite les corvées. Je préfère changer tes compresses que me charger de la vaisselle !

Karal fut obligé de rire – faiblement. Ça, c’était le Flammechant qu’il connaissait !

— Bien, répondit-il. Je craignais que tu sois en pleine crise d’autosacrifice, et j’avais peur de ne pas pouvoir le supporter très longtemps.

Flammechant éclata de rire et rejeta ses longs cheveux dans son dos.

— Garde tes tendres sentiments pour toi, Karsite, fit-il, moqueur. Dans mon propre intérêt, j’ai l’intention de te tenir au lit aussi longtemps que possible. Et si tu continues à dire des choses comme ça, je pourrai m’arranger pour que tu y restes définitivement.

— Toujours des promesses que tu ne tiens pas…, répliqua Karal, surpris de prendre un tel plaisir à ce dialogue. Je crois que je n’ai rien à craindre.

— Vraiment ? (Flammechant leva un sourcil, puis son regard se fit lointain – sans doute écoutait-il un commentaire de Florian. Ses paroles suivantes confirmèrent les soupçons de Karal.) Tu as peut-être raison. Une marque de sabot au milieu du visage n’améliorerait pas mon apparence… (Il regarda Altra)… et je n’aime pas du tout la manière dont ton chat sort et rétracte ses griffes.

Je ne te blesserai pas à un endroit visible, dit Altra dans leurs deux esprits. Cela dit, Renardargent ne serait peut-être pas content du résultat. Mais tu ferais une jolie fille.

Feignant d’être terrifié, l’Adepte écarquilla les yeux – où brillait une étincelle de respect.

— Rappelle-moi de ne jamais te mettre en colère, Altra. C’était méchant, même pour une plaisanterie.

Si je pensais un instant que tu es sérieux, ce ne serait pas une plaisanterie.

Pour souligner ses paroles, Altra leva une patte et se lécha les griffes. Comme il avait la taille d’un gros chien, elles étaient d’une longueur plus que respectable.

Ce n’est pas très subtil, pensa Karal, sachant qu’Altra l’entendait.

Je n’avais pas l’intention de l’être, répondit le Chat de Feu. À une époque, il envisageait de te faire du mal. S’il y songeait à nouveau, je veux qu’il ait matière à réflexion.

Karal ne trahit pas sa surprise. Pourtant jusqu’à cet instant, il ignorait ce détail.

Et maintenant, tout le monde semble déterminé à me protéger !

Flammechant le regardait. Il fallait agir avant qu’il ne lui demande pourquoi il avait cet air bizarre…

— Les chats, soupira Karal en se frottant les yeux. On ne peut pas vivre avec eux, et leur fourrure n’est pas assez épaisse pour faire un tapis.

Altra lâcha un reniflement indigné, et le Tayledras éclata de rire.

— Tu vas beaucoup mieux, constata-t-il, cette fois sans aucune trace d’ironie. Bien. Peut-être pourras-tu manger autre chose, ce soir, que le bouillon insipide que te prépare le chamane.

« Mais essaie de ne pas te remettre trop vite… je n’ai pas envie de laver mon assiette de si tôt !

Avant que Karal n’ait pu répondre, Flammechant se leva, emportant la compresse dégoulinante. Le jeune prêtre tourna lentement la tête pour regarder les autres et fut surpris de voir Florian jeter un coup d’œil par-dessus l’épaule d’An’desha, qui dessinait sur le sol. Il pouvait voir par les yeux du Compagnon, s’il se concentrait suffisamment – mais honnêtement, cela lui aurait demandé trop d’effort.

Je veux seulement que ma migraine cesse. Pour pouvoir me lever et faire des choses, comme les autres. Je ne veux plus être un fardeau. C’est au prêtre de Vkandis de donner du réconfort, pas l’inverse…

Il ferma les yeux et essaya de trouver une technique de méditation qui lui permette de dormir malgré la douleur. Endormi, il n’avait plus conscience d’être une véritable plaie pour les autres.

Quelqu’un lui toucha le bras… sans qu’aucun bruit de pas ne l’ait averti d’une présence. Karal rouvrit vivement les yeux – la seule réaction de surprise que lui permettait son état – et se retrouva face à deux yeux très bleus et à un visage triangulaire à la peau dorée. Ils surmontaient un corps entièrement vêtu de brun foncé, la couleur que portaient les Promis à l’Épée quand ils n’étaient pas engagés dans une de leurs vendettas.

Les Promis à l’Épée étaient également appelés Kal’enedral : Les Promis au service de Kal’enel, la Guerrière. Il en savait désormais plus long sur eux que n’importe quel Karsite au monde. Le Promis à l’Épée assis sur les talons près de lui était sans doute l’un de ceux qui les avaient conduits ici, et qui avaient creusé, avec l’aide des k’Leshya, un tunnel jusqu’à la Tour. Karal ne put déterminer s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme. Les Promis à l’Épée étaient asexués. Ils avaient juré de rester chastes, et leur lien avec la Guerrière les rendait incapables de désir. Une particularité qui n’avait pas d’équivalent dans la hiérarchie des Prêtres du Soleil : s’ils n’étaient pas encouragés à se marier, cela ne leur était pas défendu.

— Eh bien, nous ne nous attendions pas à ça, quand nous avons partagé nos secrets avec vous, jeune hors-Clan, dit le Shin’a’in d’une voix de ténor un peu rauque qui aurait pu être mâle ou femelle. (Il parlait le valdemarien avec très peu d’accent. Karal lui en fut reconnaissant, car son shin’a’in était encore sommaire.) Nous pensions que vous seriez repartis…

Il marqua une pause, comme s’il avait pris conscience que son « repartis » sonnait comme « repartis pour toujours ».

Karal haussa les épaules.

— Nous ne nous attendions pas à ça non plus, Promis, répondit-il.

Le Shin’a’in sourit.

— C’est vrai, et je crois que même votre Dieu ne l’avait pas prévu. Notre Déesse non plus d’ailleurs – ou bien elle n’a pas cru bon de partager l’information avec nous !

« Maintenant… eh bien, le Portail qui vous a amenés est fermé, et les tempêtes approchent. Nous avons donc décidé de vous offrir véritablement l’hospitalité.

A une époque, Karal aurait été choqué d’entendre mentionner un autre dieu que Vkandis, et bien plus encore d’entendre parler de la Déesse des Shin’a’in dans la même phrase. Un peu plus tard, il l’aurait accepté, mais serait resté muet de saisissement devant la manière familière dont le Shin’a’in évoquait Kal’enel.

Aujourd’hui, il savait que le Promis à l’Épée avait une relation très personnelle avec sa Déesse. Elle parlait régulièrement à ses fidèles, et intervenait parfois dans leurs vies. Ce qui n’était pas très différent de la relation entre Vkandis et le Fils du Soleil.

— Selon ce qu’on m’a dit, la situation est si délicate que toutes les fins sont envisageables, répondit prudemment Karal. Peut-être est-ce pour ça qu’elle ne vous a pas dit que vous vous retrouveriez avec des locataires, et non des invités.

— Bien dit ! fit le Shin’a’in d’un ton chaleureux. Vous êtes donc nos locataires. Vous vivrez parmi nous, et il devient donc impératif de vous fournir de meilleurs quartiers que ceux qui furent aménagés à la hâte avant votre arrivée.

« Je me présente : Chagren shena Liha’irden. Je serai votre Guérisseur. Lo’isha est un excellent chamane et un grand homme, mais ses capacités dans ce domaine sont limitées.

Karal ne put s’empêcher de montrer sa surprise : un Guérisseur parmi les Promis à l’Épée ?

— Nous sommes les Gardiens des Plaines… Il est logique que nous ayons besoin d’un Guérisseur de temps en temps, non ? J’étais Guérisseur avant de devenir Promis à l’Épée. J’ai participé à la guerre contre Ancar, et j’ai prêté serment après m’être juré de pouvoir aussi défendre un jour ceux que j’étais venu Guérir. Je me suis présenté devant la Déesse. Elle m’a accepté. Bien sûr, tous ceux qui la servent n’ont pas une histoire aussi tragique. (Son expression changea, devenant très sérieuse.) Mais il y en a beaucoup. Ceux qui ont vu trop de souffrance et sont encore sains d’esprit se présentent généralement devant elle et sont acceptés dans ses rangs.

Ceux qui ont vu trop de souffrance…

Involontairement, Karal jeta un coup d’œil à An’desha. Chagren suivit son regard.

— Intéressant. Que pensez-vous de lui ?

Karal cligna des yeux, surpris par les manières directes du Shin’a’in.

— Je me demande parfois s’il y a une place pour An’desha quelque part, après tout ce qu’il a subi.

Le sourire de Chagren disparut et ses paupières voilèrent presque entièrement ses yeux.

— Oui, affirma-t-il au bout de quelques instants. S’il choisit de la prendre. Il n’existe pas d’histoire étrange au point qu’un individu ne puisse pas trouver sa place parmi nous. Je ne parle pas des Promis à l’Épée, mais des Sages, ceux qui portent le bleu du ciel nocturne et de la fin du jour. Ils sont Promis à la Connaissance plutôt qu’à l’Épée. Je crois qu’il serait bien parmi eux. Mais c’est à lui de décider.

Il retrouva son sourire.

— En attendant, j’ai pour tâche de veiller à votre confort, pendant que mes camarades apportent tout ce qu’il faut pour rendre ce lieu plus habitable.

« Dites-moi, avez-vous déjà été Guéri ?

— Pas vraiment, reconnut Karal. La Guérisseuse valdemarienne que j’ai consultée a estimé que tout ce qu’il me fallait, c’était des herbes et des potions, pas une véritable Guérison.

— Un Guérisseur compétent sait quand Guérir et quand laisser le temps travailler à sa place, répondit Chagren, approbateur. Bien, cette fois, vous allez bénéficier d’une véritable Guérison – comme celles que pratiquent certains de vos Prêtres du Soleil, je crois. Je vous demanderai seulement de fermer les yeux, de vous détendre et, quand vous sentirez mon esprit, de le laisser toucher le vôtre. C’est assez simple, non ?

— Oui, répondit Karal, sa migraine revenant de plus belle.

S’il avait eu la moindre hésitation, elle aurait disparu devant ce nouvel assaut de douleur. Il ferma les yeux et attendit, s’efforçant de se détendre.

A l’instant où il sentit l’esprit de Chagren, il comprit ce que le Shin’a’in avait voulu dire. La sensation était la même que la première fois qu’il avait communiqué avec Florian. Comme ce jour-là, quand le Compagnon avait demandé la permission d’« entrer dans son esprit », il baissa les barrières mentales dont il ignorait l’existence quand il était simplement Karal le Karsite.

Mais cette fois, au lieu de pensées et de sensations, une grande chaleur envahit son esprit et son corps, leur apportant la paix et le réconfort.

Quand il rouvrit les yeux, il pensa les avoir fermés seulement quelques instants, mais Chagren était parti.

Il lui avait laissé une cruche et une tasse.

Karal regarda autour de lui.

Un petit poêle avait été installé à ses pieds. Dessus était posé un pot fumant. Des coussins plats avaient été arrangés de manière à faire un lit bien plus confortable que celui où il était allongé.

Au-delà de sa chambre, il aperçut d’autres lits douillets et au moins un autre poêle.

Flammechant apparut soudain. Quand il vit qu’il était réveillé, le mage entra et se laissa gracieusement tomber à côté de lui.

— Tu as manqué le meilleur, dit-il. Des Kal’enedral ont défilé ici avec des foules de choses destinées à rendre notre séjour plus confortable. (Il sourit, l’air ravi.) Ils ont promis que nous n’aurions plus à cuisiner, même si nous continuerons à faire le boulot des hertasis. Enfin, c’est mieux que rien… Je préférerais me laisser mourir de faim plutôt que de manger ma propre tambouille !

Karal rit… et fut surpris de n’avoir plus mal à la tête.

— Ma migraine a disparu ! Flammechant hocha la tête.

— C’est ce que pensait Chagren. La prochaine fois qu’il te Guérira, je l’assisterai. Il m’a parlé de ce qui a provoqué tes maux de tête, et j’ai aussitôt compris… (Il leva une main pour éluder les questions du jeune homme.) Je te donnerai les détails une autre fois, quand nous aurons assez de temps pour queje t’explique comment et pourquoi un Guérisseur ou un mage sont susceptibles de t’aider – indifféremment. Pour le moment, tout ce que je peux te dire, c’est que tu as malmené la partie de toi qui canalise la magie. Comme si tu avais martelé l’intérieur de ton crâne avec une grosse pierre. Il a pu Guérir tes contusions, pour ainsi dire…

Karal essaya de s’asseoir et découvrit qu’il était toujours aussi faible qu’un poulain nouveau-né.

— Dommage que je ne sois pas complètement remis. Mais je suppose que Chagren ne pouvait pas tout guérir en une fois, dit-il en soupirant, alors que le Tayledras le prenait par le coude pour l’aider.

— Apparemment, non, renchérit le mage. Le temps participe à la guérison de certaines choses, comme la force et l’endurance.

« Bien, nous allons t’installer dans ton nouveau lit. Ensuite, tu pourras boire ce que Chagren a laissé pour toi, puis tu mangeras et tu dormiras. Les deux jours à venir, aller aux toilettes et en revenir sera ton seul exercice physique.

Avec l’aide de Flammechant, Karal se hissa sur les coussins plats, qui se révélèrent encore plus confortables qu’ils le paraissaient. Le mage le couvrit ensuite de toutes ses fourrures, et lui tendit la tasse métallique. Elle contenait une infusion agréablement fruitée et sucrée, qui réussit à étancher sa soif comme aucune quantité d’eau n’y était parvenue. Encouragé par le mage, il but une deuxième tasse du breuvage.

An’desha apparut alors avec un bol et une cuillère.

— Chagren nous a promis que tu pourrais t’alimenter seul, ce soir, dit-il en tendant le tout au jeune prêtre.

Le bol contenait de la vraie soupe, alors que Lo’isha lui avait jusque-là permis uniquement du gruau. Karal réussit à la manger seul, malgré le léger tremblement de ses mains, et il n’en laissa pas une goutte. An’desha et Flammechant le regardèrent comme deux nourrices inquiètes, et eurent un sourire triomphant quand il leur rendit le bol vide.

— Très bientôt, tu feras le ménage et la vaisselle comme nous, déclara An’desha en se relevant.

Karal regarda Flammechant tandis que le jeune Shin’a’in quittait la pièce.

— Pour m’excuser de vous faire perdre votre temps, il sera juste que je fasse le ménage et la vaisselle pour vous deux, et pour Renardargent, dit-il.

Se sentant coupable, il ne pouvait pas le dissimuler entièrement.

— Ne raconte pas de bêtise, répondit sévèrement le mage. Tu as fait déjà beaucoup, et qui sait ce que l’avenir nous réserve ? Quant à nous faire perdre notre temps… tu dors sans cesse. Et c’est d’ailleurs ce que tu devrais faire, dès que tu auras pris encore un peu de cet excellent remède.

, Obéissant, Karal bu une troisième tasse d’infusion et ferma les yeux, même s’il ne se sentait pas fatigué. Mais il y avait sûrement quelque chose dans le breuvage. Ou son corps avait tellement besoin de repos qu’il saisissait toutes les occasions. En tout cas, il ne put aller plus loin que le premier stade de son rituel de relaxation.

Flammechant attendit que Karal se soit endormi, puis il rassembla les ustensiles et les emporta. La pièce par où ils étaient entrés dans la Tour était désormais réservée au nettoyage – de la vaisselle, du linge et des gens. Flammechant avait judicieusement utilisé la magie pour faire monter jusqu’à la surface une conduite à laquelle était maintenant relié un bassin que les Shin’a’in remplissaient de neige. Celle-ci ne fondait pas grâce à la magie, mais au soleil, et à un feu alimenté par du crottin de cheval. Ils avaient fixé un robinet – récupéré sur un tonneau – au bout du tuyau, et bénéficiaient ainsi de l’eau courante.

Les eaux usées coulaient dans la terre par une autre canalisation.

Renardargent était debout devant le bassin. Flammechant se sentit coupable en voyant le kestra’chern gaspiller son talent à faire la vaisselle et la lessive. Cela lui sembla aussi déplacé que regarder un sculpteur pelleter de la neige. Et pourtant, le Kaled’a’in s’acquittait de ces tâches ingrates avec une grande sérénité.

Il leva la tête et sourit en entendant approcher Flammechant.

— Si seulement on pouvait se débarrasser des problèmes aussi facilement que du gras sur les assiettes ! dit-il. Je suis content de participer à cette aventure. J’ai presque l’impression d’être en vacances !

— Pourquoi ai-je soudain l’impression que tu es de ces individus qui confondent vacances et retour à la vie sauvage ?

— Quoi ? fit le beau kestra’chern d’un ton innocent. Pas toi ? (Le regard pétillant, il continua :) Songe à la solitude, aux paysages, à la joie de tout faire par toi-même, sachant que tu ne peux compter que sur toi… Et pense à la liberté !

— Songe au manque total de civilisation, de divertissement, de nourriture décente, de bain chaud et de lit raisonnablement confortable, répliqua Flammechant. Je préfère subir les bavardages d’un noble provincial pendant une heure plutôt qu’écouter un ruisseau glou-glouter pendant que mon nez et mes pieds sont en train de geler. Et je n’aime pas particulièrement la vaisselle ou le raccommodage. Ce sont au mieux des tâches fastidieuses. Et au pire une perte de temps !

— Pour toi, peut-être, mais dans des circonstances normales, un kestra’chern doit toujours répondre aux besoins des autres. Alors, si pour toi cet endroit est pire que l’exil, pour moi, c’est un camp de vacances.

Pris d’un autre accès de culpabilité, le mage s’assit près du bassin.

— Et même ici, tu n’es pas libre des exigences d’autrui, dit-il, se faisant des reproches. Moi, par exemple…

Le Kaled’a’in éclata de rire.

— Il ne s’agit pas d’exigences, ahela, mais de désir mutuel. Je pourrais prétendre que mes exigences sont aussi grandes que les tiennes, mais c’est faux. Pourtant, pour une fois, je peux agir en fonction de mes propres désirs au lieu de devoir me concentrer exclusivement sur les besoins d’un autre.

Flammechant se sentit un peu moins coupable.

— Je… t’aide à te sentir plus libre seulement en étant comme je suis ? Dans ce cas, peut-être vais-je devenir plus exigeant !

Le kestra’chern rit aux éclats. Les deux griffons, curieux de nature, passèrent la tête dans la salle d’eau.

— Pourquoi ces rires ? demanda Treyvan. Les casseroles sont si amusantes ?

— Ça dépend qui les nettoie, vieil oiseau, répondit Renardargent. Vous êtes prêts à partir ?

— Maintenant que d’autres sont arrivés pour vous aider, oui, dit Hydona. Si j’étais jeune et sans attaches, je resterais, mais…

— Mais rien, coupa Flammechant, conscient que son amie avait peur qu’il lui demande de rester. Vos petits ont bien plus besoin de vous que nous. Nous vous sommes déjà très reconnaissants d’être venus.

— Quand le gardien de l’histoire sera là, nous ne vous servirons plus à rien, admit Treyvan. Il saura lire les inscriptions bien mieux que nous.

Flammechant comprit que les griffons se désolaient de n’avoir pas pu déchiffrer les textes anciens découverts dans la Tour. Pour eux, c’était un échec personnel. Ils avaient pensé que le clan k’Leshya, dont les individus revendiquaient le nom de Kaled’a’in, avait gardé une forme plus pure de leur langue d’origine que leurs cousins tayledras ou shin’a’in. D’autant plus que les k’Leshya, depuis la fin des Guerres Magiques, avaient vécu parmi les Haighlei, un peuple qui refusait tout changement.

Mais ils avaient eu tort.

Si les Haighlei détestaient les changements, ce n’était pas le cas des Kaled’a’in, et ils avaient fait évoluer leur langue au même titre que les Tayledras et les Shin’a’in. Peut-être pas aussi radicalement, mais assez pour que le langage utilisé dans la Tour soit aussi opaque pour les griffons que pour Flammechant et Lo’isha.

Néanmoins, il existait parmi les pionniers kaled’a’in un individu qui notait tout ce qui advenait dans la colonie, et dont le passe-temps était l’étude des anciens registres. Alors, même si cet historien n’était pas aussi doué que ses prédécesseurs – ceux des débuts de Griffon Blanc – il s’était porté volontaire pour venir les aider, et il devrait pouvoir faire du meilleur travail que les griffons.

En théorie. Or, la théorie, dans cette situation, s’était souvent révélée fausse.

— Je suis désolé de vous voir partir, continua Flammechant. Mais vous avez été très patients. Je sais que les griffons ne sont pas à l’aise sous terre.

Hydona ne dit rien, mais Treyvan frissonna.

— Ça n’a pas été facile, avoua-t-il. Je n’aurais jamais pu tenir tout ce temps si je n’avais pas su que le grand Skandranon avait posé les pattes ici.

Flammechant hocha la tête. Il n’y avait pas si longtemps, il aurait employé le même ton respectueux pour parler de visiter la Salle de la Pierre-Cœur du palais de Haven, où avait travaillé son ancêtre Vanyel. C’était avant que ce même ancêtre l’ait kidnappé et propulsé au cœur des problèmes du royaume de Valdemar. Aujourd’hui, il avait sans doute une vision un peu plus amère des « ancêtres honorés ».

Oh, qu’ils gardent leurs illusions. Il est peu probable que Skandranon vienne fourrer son nez dans nos affaires ! S’il devait se montrer, comme Vanyel, il serait déjà là. Si ça les a aidés à supporter la sensation d’être enterrés vivants, pourquoi pas ?

De plus, Skandranon était mort paisiblement, à un âge très avancé, entouré de ses petits-enfants et arrière-petits-enfants. Il n’était fait mention nulle part, dans sa légende, d’une forêt hantée où il se passait de drôles de choses. Et plusieurs de ses descendants étaient devenus eux-mêmes des légendes.

Flammechant ne pouvait s’empêcher de se demander ce que son ancêtre Vanyel mijotait. Ils n’avaient plus entendu parler de lui depuis qu’ils avaient mis un terme à la double menace représentée par Fléaufaucon et Ancar. Pourtant, Vanyel devait avoir récupéré de l’effort qu’il avait fourni pour défaire le Réseau. Et ce même Vanyel, en possession de toute sa puissance, avait réussi à arracher le contrôle d’un Portail qu’il n’avait pas ouvert pour transporter cinq humains, quatre griffons, un dyheli, deux Compagnons et deux oiseaux liges. Et sur une distance incroyable : d’un point situé à la lisière des Plaines de Dhorisha au cœur de la Forêt des Soupirs, au nord de Valdemar. Alors, qui pouvait dire de quoi il était capable ?

Je crois savoir pourquoi il n’a pas affronté Fléaufaucon lui-même… Je n’aurais pourtant pas donné cher de Fléaufaucon si Vanyel – sans parler de Yfandes et de Stefen – s’était occupé de lui.

— Devons-nous comprendre que vous restez ? demanda Treyvan.

Flammechant et Renardargent acquiescèrent en chœur, mais ce fut ce dernier qui répondit.

— C’est pour ça qu’une légion de Promis à l’Épée a défilé avec toutes sortes de choses. Nous venons de prévenir Karal, qui n’était jamais réveillé assez longtemps pour participer aux conversations. Les Kal’enedral ont dit que nous avions eu de la chance de ne pas rencontrer de tempête en venant, et que nous ne pouvons pas espérer en avoir autant en repartant maintenant. Or, si nous étions coincés, il nous faudrait faire comme les Shin’a’in : creuser un trou pour ne pas mourir gelés et y passer l’hiver. Et une fois que la piste a été effacée par les intempéries, pas moyen de la retrouver.

« Tout bien considéré, si je dois être piégé quelque part, autant que ce soit ici, où nous pouvons continuer de nous rendre utiles. Je vais chercher des portes dérobées et des passages secrets pendant que les autres essaieront de définir les effets de la vague d’annulation que nous avons provoquée, et combien de temps ils dureront.

— Je crois que vous agissez sagement, répondit Treyvan. Karal ne survivrait pas au voyage de retour, et encore moins à une tempête.

— C’est aussi mon avis, et c’est pour ça que j’ai décidé de rester, soupira Flammechant. Même si cela signifie que je vais devoir vivre comme un bandit jusqu’au printemps !

Treyvan fit mine de lui flanquer une tape.

— Petit coq ! gloussa-t-il. Tu n’es pas content parce que, ici, à part Renardargent, il n’y a personne pour t’admirer !

— Non, je ne suis pas content parce que je déteste recoudre les coutures qui lâchent et récurer les casseroles, riposta le mage en leur faisant signe de filer. Allez, partez. Je suis sûr que vous êtes impatients d’entendre à nouveau des trucs comme : « Mais papa a dit que je pouvais ! », « Mais la maman d’Andra la laisse faire, elle ! » ou « Je dois vraiment manger ça ? ».

Quand il le voulait, Flammechant avait un véritable don d’imitation. Il réussit si bien à prendre le ton d’un petit griffon que les deux adultes aplatirent les oreilles, alarmés.

— Hydona pourrait peut-être partir en éclaireur, suggéra Treyvan, qui rentra la tête sous le regard assassin de sa compagne. Et peut-être pas… Après tout, nous avons affronté Ancar, Fléaufaucon, l’armée impériale et les tempêtes magiques. Que sont deux enfants comparés à ça ?

— Plus redoutables que tous ceux-là réunis, parce qu’ils obtiennent toujours ce qu’ils veulent ? suggéra Flammechant. (Hydona lui jeta un regard noir.) Bien sûr, mon opinion ne compte pas, ajouta-t-il. Après tout, je n’ai pas d’enfant.

La femelle griffon grogna, mais se radoucit. Le mage décida – sagement – de garder pour lui la suite de ses opinions.

— Vous nous manquerez beaucoup, dit-il. Vous avez fait bien plus que votre devoir, et les petits enfants ont besoin de leurs parents. Je vous souhaite un bon vol, mes amis.

— Merci, répondit Treyvan.

Même si les Shin’a’in avaient travaillé à élargir l’ouverture du tunnel, elle était toujours un peu étroite pour les griffons, surtout quand ils portaient leurs sacs. Par courtoisie, Flammechant invoqua une lumière magique qui leur ouvrit le chemin, même si Treyvan aurait pu le faire seul. Bien sûr, ils ne se perdraient pas dans le tunnel – rigoureusement rectiligne – mais peut-être leur paraîtrait-il moins clos.

Renardargent continua de regarder l’ouverture longtemps après que les griffons furent partis.

— Tu sais, dit-il enfin, c’étaient les seules créatures que j’enviais, étant enfant.

— Les griffons en général ? demanda Flammechant. Ou ces deux-là en particulier ?

— Les griffons en général, répondit Renardargent en se retournant vers le bassin. Surtout parce qu’ils volent, mais aussi parce que ce sont des créatures extraordinaires. Ils ont leur propre costume de plumes, ils sont mieux armés que le meilleur des guerriers, et ils peuvent tout faire, à part les choses qui exigent une grande dextérité. Même devenir kestra’chern ! Alors, je les enviais.

— Et maintenant ?

— Maintenant, je suis assez vieux et expérimenté pour avoir vu le prix qu’ils payent pour tout ça. Tu serais surpris de savoir à quel point leur système digestif est délicat. Ils sont victimes de maladies qui passent presque inaperçues chez les humains. Et leurs articulations se raidissent douloureusement avec l’âge. Alors, je me demande si ça vaut le coup d’être un griffon… Une chose est sûre, je ne les envie plus.

— Je ne les ai jamais enviés, fit Flammechant. Je n’envie qu’une seule créature : moi-même.

— … et le Mage du Silence rassembla toutes les armées autour de sa place forte, à Ka’venusho, dit Chagren, montrant avec son charbon un des schémas qu’il avait dessinés sur le sol.

Karal hocha la tête, et se concentra pour écouter la suite du récit. Il l’avait déjà entendue de la bouche de Lo’isha, bien sûr, mais Chagren avait fait l’expérience d’une version condensée de l’histoire des Guerres Magiques. Ça s’était passé pendant son apprentissage. Il était entré dans un lieu saint, à Kata’shin’a’in, où étaient abrités les Réseaux du Temps. Karal ne comprenait pas assez bien le Shin’a’in pour avoir une idée précise de leur aspect. Selon Chagren, ils conservaient les souvenirs de ceux qui les avaient faits. Dans certaines conditions, ces souvenirs pouvaient être réveillés et revécus. Karal était disposé à le croire – après tout ce qu’il avait vu, il n’était pas à une merveille surnaturelle près.

Les griffons lui avaient déjà donné leur version de l’histoire – qui soulignait l’héroïsme du Griffon Noir. Renardargent en avait une légèrement différente, provenant d’Ambredragon et de Tadrith Tueur de Wyrsa, et transmise de génération en génération de kestra’chern.

— … Voilà pourquoi cet endroit était saint pour nous, même avant que nous sachions qu’on y trouvait des armes encore utilisables, continua Chagren. J’ai dit « saint », et non « sacré », car les gens des Plaines ne considèrent aucun humain comme sacré, pas même ses Avatars. Le Mage du Silence était un homme bon, et il avait des défauts comme tout le monde. Ce qui le rendait meilleur qu’un autre ? Il voyait ses faiblesses et passait sa vie à essayer de les contrôler, afin de ne faire de mal à personne. Il a également voué une grande partie de son existence au bien-être des autres. Ce qui le rendait dangereux ? Les choses qu’il ne contrôlait pas : sa curiosité et son désir de toucher à tout, de tout changer, parce qu’il en avait envie.

Karal enregistra tout ça. Il était intéressant d’entendre les diverses versions. Pas seulement l’histoire du Cataclysme, mais aussi comment les trois cultures voyaient l’Adepte Urtho. Pour les griffons, il incarnait le Père – ce qui n’avait rien de surprenant, puisqu’il les avait créés. Pour Renardargent, il était à la fois un personnage historique et l’objet d’une semi-vénération, moins qu’un dieu, mais plus qu’un simple humain. Pour les Tayledras, il était une figure floue dans un passé brumeux, car ils avaient gardé peu de souvenirs de lui. La plupart ne se rappelaient pas son nom, et l’appelaient simplement le Mage du Silence. Pour beaucoup de Shin’a’in, il n’était même pas cela…

Sauf pour les Kal’enedral. A leurs yeux, Urtho était un homme puissant, à l’âme et au cœur fondamentalement bons, mais qui ne pouvait pas résister à la tentation de modifier des choses auxquelles il n’aurait jamais dû toucher. Sans nul doute, c’était dû à leur préjugé contre la magie. Chagren n’en était pas dépourvu, même s’il était moins radical que la plupart des ses compatriotes.

Leur Déesse avait donné pour mission aux Shin’a’in de garder les Plaines. Et c’était ce qu’ils faisaient, même si la plupart ignoraient qu’il y avait effectivement quelque chose à garder sur leurs terres. Étant une Déesse, la Dame Aux Yeux Étoiles aurait pu faire disparaître les armes, si elle l’avait voulu, mais les voies des divinités étaient impénétrables. Pour que ses serviteurs, les Kal’enedral, rompent leur silence et acceptent d’ouvrir les Plaines et la Tour à des étrangers, elle avait dû le leur demander en personne. Karal n’osait imaginer leur réaction quand ils avaient su qu’ils allaient accueillir des mages.

Leur foi doit être immense, se dit-il, avec un certain émerveillement. Quand je pense au temps qu’il m’a fallu pour accepter que les Compagnons et les Hérauts ne sont pas démoniaques… Ils ont surmonté leur crainte bien plus rapidement.

Ou ils avaient réussi à la laisser de côté… Il n’avait rencontré aucune hostilité, seulement de la méfiance, la même que celle qu’il éprouvait face à des étrangers.

Mais les Kal’enedral choisissaient peut-être avec soin leurs représentants.

— Je m’accommoderais de moins de changements, dit Karal avec un petit rire. Mais les tempêtes magiques ne nous laissent pas le choix.

— Encore une calamité dont certains tiennent Urtho pour responsable. D’après ces gens, s’il n’avait pas fait des choix douteux, rien de tout ça ne se produirait aujourd’hui.

Intéressant. Se pourrait-il que Chagren adopte un point de vue plus ouvert ?

— Vous ne pensez pas ça ? demanda Karal.

Le Shin’a’in parut sur le point de ne pas répondre, puis il haussa les épaules.

— Non… A mon avis, s’il en avait eu le temps, l’ennemi d’Urtho, Ma’ar, aurait pu faire bien pire. Après tout, il suffit de voir les dégâts provoqués par Fléaufaucon et Ancar, des mages bien moins doués que lui. Bien sûr, mes professeurs leshy’a ont… l’habitude des mages.

Leshy’a était un mot nouveau. Karal pensa reconnaître sa racine. Quelque chose en rapport avec un esprit…

— Quel genre de professeur ? demanda-t-il, voulant savoir s’il avait vu juste.

— Je suppose que vous les appelleriez des « esprits », bien qu’ils puissent être parfaitement solides si la Déesse le souhaite, répondit Chagren, comme s’il conversait quotidiennement avec des fantômes.

Et c’était peut-être le cas.

— À un certain moment de leur vie, les Promis à l’Épée rencontrent un ou plusieurs leshy’a Kal’enedral… (Sa voix mourut, son regard rivé sur quelque chose, derrière Karal.) Je crois, jeune étranger, ajouta-t-il d’un ton respectueux, que vous allez découvrir ça par vous-même.

Karal se retourna, et vit qu’un second Promis à l’Épée se tenait sur le seuil de la chambre. C’était indéniablement une femme… et une guerrière. Vêtue de noir de la tête aux pieds, le bas de son visage était dissimulé par un voile. Une épée et un long couteau pendaient à sa ceinture, mais elle ne semblait pas consciente de leur poids. Elle traversa la pièce en deux longues enjambées et s’arrêta près de Karal.

Elle aurait pu lui sembler intimidante, voire effrayante. Pourtant il n’y avait chez elle rien de menaçant. De compétent, oui. Et d’imposant. Mais Karal n’aurait pas hésité une seconde à lui faire confiance. Ses yeux bleus, au-dessus du voile étaient à la fois amusés et doux, et il sentit qu’elle souriait.

— Pardonnez-moi de ne pouvoir me lever pour vous saluer, ma dame, dit-il avec un profond respect.

— Ne vous excusez pas, répondit-elle d’une voix étrange, qui sonnait comme si elle lui avait parlé du fond d’un puits. Si je comprends bien, vous n’êtes pas au mieux de votre forme.

Il plissa les yeux, commençant à voir, ou à sentir, qu’il y avait quelque chose d’inhabituel chez cette femme. Quelque chose de familier… comme… comme…

Dieu du Soleil ! Elle est… non…

— Je présume, dit-il après avoir pris une profonde inspiration, que les Promis à l’Épée qui, comme vous, choisissent de former les générations suivantes, ne prennent pas la peine de s’incarner dans un « réceptacle » tel que les Chats de Feu ou les Compagnons.

Cette femme est un esprit ! Comme les Avatars d’An’desha, mais plus présente. Et plus réelle.

Sa propre audace donna le vertige à Karal : regarder un esprit dans les yeux et lui parler comme à un égal !

— Dites plutôt sont choisis, plutôt que choisissent, et vous aurez raison, jeune prêtre, répondit l’esprit. Mais je dois admettre que la Déesse a songé une fois ou deux à des Compagnons Noirs. Ou peut-être à des Cavaliers Noirs.

Karal imaginait sans peine la réponse indignée de Florian à cette idée, et réprima un rire.

Des Compagnons noirs ? Les Hérauts s’en étrangleraient !

— Je crois que vous avez rencontré une parente à moi, continua l’esprit. Elle a laissé sa marque sur vous, et ça me pousse à penser que vous lui avez fait bonne impression. Elle est difficile à contenter.

Karal réfléchit pour déterminer de qui elle parlait.

— Euh… vous… Querna ? hasarda-t-il, se demandant quel genre de marque elle avait pu laisser sur lui.

L’esprit éclata de rire.

— Non, jeune hors-Clan. Kerowyn. Je constate que vous avez aligné tout ce qui pourrait vous servir d’arme, histoire de pouvoir les saisir en cas de besoin. Elle vous a si bien entraîné que c’est devenu une habitude…

Surpris, il baissa les yeux et constata qu’elle avait dit vrai : il avait aligné toutes ses armes, gardant sa dague près de son coude et disposant les objets à lancer à portée de sa main. Il rougit. Que devait penser Chagren ? Qu’il ne leur faisait pas confiance ? Qu’ils avaient un assassin parmi eux ?

— Ne soyez pas gêné, mon garçon, fit gentiment l’esprit. C’est une saine habitude. Qu’arriverait-il si une personne se glissait ici avec de mauvaises intentions ? Si un de nos frères fanatiques décidait que vous avez trompé la Déesse et que vous devez périr ? Savez-vous ce que nous disons ? Repère toujours où sont les issues. Ne t’assois jamais le dos à la porte. Surveille les reflets. Attention aux ombres. Garde les mains libres et ton arme prête.

Dieu du Soleil ! pensa Karal. Me voilà bombardé de proverbes shin’a’in ! Quelle terrible façon de mourir !

Il plaisantait intérieurement, mais il semblait que la Kal’enedral avait l’intention de réciter tous les proverbes shin’a’in sur l’autodéfense.

— Ne t’assois jamais pour manger avec l’épée au côté, attache-la dans ton dos pour pouvoir la tirer. Mieux vaut un ennemi honnête qu’un faux ami. Quand…

— Celui qui est sage en dit le moins possible, coupa le Karsite, espérant mettre un terme à ce déluge.

Tous les Shin’a’in étaient-ils comme cela ? Kerowyn avait toujours un proverbe aux lèvres. Et un leshy’a Kal’enedral devait les connaître tous !

L’esprit rit de nouveau.

— Bien dit ! Gardez ce sens de l’humour, et vous survivrez sans doute à cette aventure.

« Chagren, prends bien soin de lui. Il est plus profond qu’il n’en a l’air. Chagren s’inclina.

— A tes ordres, professeur.

Karal ne s’attendait pas au départ de l’esprit. Le temps qu’il cligne des yeux, il eut pourtant disparu. Un frisson remonta le long de sa colonne vertébrale, mais il était décidé à n’en rien laisser paraître.

— Si vous voyez un Promis à l’Épée voilé, expliqua Chagren, c’est un leshya. Il y en a quelques-uns ici, parmi nous. Nous pensons qu’ils sont venus pour assurer votre sécurité… ou la nôtre. Nous en débattons toujours.

— Sans doute les deux, répondit Karal, dont la tête tournait encore. Kerowyn lui est apparentée ?

Chagren haussa les épaules.

— C’est ce qu’elle a dit. La première fois que j’entends ça, mais les leshya parlent peu de leur passé… Bien souvent, nous ne connaissons même pas leurs noms. C’est mon premier professeur d’escrime. Elle est venue la nuit où j’ai juré de… (Il se tut et secoua la tête.) Je parle pour ne rien dire. Quant à vous, jeune prêtre, vous venez de passer une sorte d’épreuve. Désormais, plus aucun Promis ne contestera votre droit d’être sur ces terres.

Sur ces paroles surprenantes, Chagren tourna les talons et sortit de la chambre, laissant Karal seul avec ses réflexions.

Et celles-ci étaient compliquées.

J’ai donc le droit de rester sur ces terres. Mais les autres ?

Flammechant regarda sa chemise toute froissée en soupirant. Sa garde-robe n’était pas faite pour ce genre d’existence.

— Lui jeter un regard noir ne recoudra pas l’ourlet, dit Renardargent, des aiguilles dans la bouche. Je te conseille de laisser tomber et d’employer la bonne vieille méthode.

Flammechant grogna tout bas, mais s’arma de fil et d’une aiguille – à contrecœur.

— Tu peux parler, gémit-il, tu as fait la vaisselle d’An’desha. En échange, il a nettoyé la chambre. Lo’isha a lavé tes draps et aéré ton lit contre des massages. Moi, je n’ai rien à offrir à personne ! Aussi barbare que soit Valdemar, c’est un paradis comparé à cet endroit !

— Ça pourrait être pire si nous étions toujours obligés de manger ta cuisine. Nos cousins sont très généreux de se charger de cette corvée.

Le mage grogna de nouveau.

— Tu dis ça parce que tu sais faire des choses dont les Kal’enedral ont besoin. Moi, je suis un mage, donc ils n’acceptent rien de moi.

Le kestra’chern posa ses aiguilles pour lancer un regard compatissant à son ami.

— Tu n’es pas uniquement un mage, mais aussi un amoureux. Et tu es si exotique, à leurs yeux, qu’ils fantasmeraient plus volontiers sur des nuages que sur toi. S’il y a vraiment quelque chose que tu détestes, dis-moi ce que c’est et je le ferai à ta place, ou je l’échangerai à un Promis, contre un massage. Tu es un mage, ashaka, et je sens dans mes os que tu auras très bientôt d’autres soucis que les ourlets défaits et les coutures qui lâchent.

Flammechant allait répondre, mais il se contenta de secouer la tête et de rire de lui-même.

— Comment se fait-il, quand tu dis des choses comme ça, que mon orgueil se ratatine au lieu de se gonfler ? Sans compter que tu me flanques la frousse.

— Vraiment ? fit Renardargent en inclinant la tête sur le côté.

Changeons de sujet. Je peux me passer de trop d’introspection.

— La magie est plus fiable, à présent que les vagues sont aplanies. Ce n’est toujours pas comme avant, mais je crois que je pourrai bientôt ouvrir un Portail vers la lisière des Plaines. Crois-tu que les k’Leshya nous fourniraient des objets de première nécessité, histoire de nous rendre la vie ici plus tolérable ? Aucun de nous n’a pris de bain depuis des semaines. Une baignoire serait la bienvenue, même s’il s’agissait d’un abreuvoir. Et un chauffe-eau.

Le kestra’chern eut l’air songeur.

— Ils devraient pouvoir nous envoyer les équipements que les Tayledras ont laissés derrière eux, et d’autres que nous-mêmes avons abandonnés. Et si tu arrivais à ouvrir un Portail, peut-être y aurait-il des volontaires hertasis. Ils ne peuvent pas traverser les Plaines en hiver, à cause du froid, et je ne le leur demanderai pas. Mais certains viendraient, s’ils avaient l’assurance que nous les garderons au chaud.

Flammechant ferma les yeux un instant. Comme sa petite armée de serviteurs lui manquait ! S’il en récupérait un ou deux, il n’aurait plus à s’occuper des corvées. Les hertasis adoraient faire les choses qui le rebutaient, et ils pourraient sans doute prodiguer des cours d’organisation aux autochtones.

— Avant de faire quoi que ce soit, il faut savoir ce que Sejanes et les autres, à Haven, ont découvert au sujet des Portails. J’adorerais avoir des hertasis ici, mais je refuse de les mettre en danger. C’est une chose de jeter un sac de grain à travers un Portail. C’en est une autre d’y faire passer une créature vivante.

Renardargent acquiesça puis coupa son fil avec les dents.

— Si nous parvenons à ouvrir un Portail sûr, tu crois que nous devrions renvoyer Karal ? Il serait sans doute mieux avec les k’Leshya.

Une fois de plus, Flammechant hésita.

Une bonne question. Karal serait effectivement mieux avec les k’Leshya, mais… combien d’armes cachées ici fonctionnent avec un Conduit ? Qu’allons-nous devoir faire pour lutter contre la dernière tempête, la réplique du Cataclysme d’origine ?

— Demande à An’desha et à Lo’isha, mais je pressens que nous aurons encore besoin de lui. S’il veut rester, ne nous opposons pas à sa décision. (Il fit encore quelques points et noua son fil.) Je crois qu’il va insister pour rester. Je suis assis là, à me plaindre de devoir nettoyer derrière moi, et il s’agite parce qu’il ne peut nous être d’aucune utilité.

— C’est sans doute pour ça qu’il est prêtre, et pas toi, fit Renardargent. Il aspire à tout donner, même quand il ne lui reste rien. Ça lui fait du mal, mais ça lui permet également de se sentir utile. Nous ne pouvons pas tous être portés au sacrifice. La Dame sait que je ne le suis pas…

Il fut interrompu par un bruit de course.

— Salut, vous deux ! dit An’desha en passant la tête dans la pièce. Venez dans la chambre de Karal. Altra a « sauté » jusqu’à Haven et il a rapporté un message de Sejanes.

Ils laissèrent tomber leur raccommodage et se levèrent d’un bond pour courir dans la chambre de Karal – qui avait abrité l’arme dont il était devenu le Conduit.

Flammechant n’avait pas encore eu le cœur de l’apprendre au jeune Karsite. Quand ils avaient décidé de ne pas le déplacer, il s’était dit, toutes les pièces se ressemblant, que Karal ne remarquerait pas ce détail.

J’ignore comment il réagirait. S’en ficherait-il, ou serait-il malheureux d’être dans la pièce où il a failli mourir ?

Dans la chambre, ils trouvèrent Lo’isha, quelques Kal’enedral, Florian, An’desha, et Altra blotti dans le giron de Karal. Un message attendait sur le lit, toujours dans son tube.

Flammechant cligna des yeux. Après tout le temps passé à Haven à travailler avec les mages et les ingénieurs, il s’était attendu à voir plus de monde.

Mais, aujourd’hui, il n’y a plus que nous. Est-ce un bien ? Je répugne à l’admettre, mais ces ingénieurs avaient quelques bonnes idées.

— J’espère que le message est écrit en valdemarien, mais ça n’est sans doute pas le cas, dit Karal. Je connais un peu la langue impériale, alors je devrais pouvoir le traduire, si vous le désirez.

— Vas-y, répondit Flammechant en lui faisant signe de ramasser le tube. Je ne lis déjà pas couramment le valdemarien, alors tu es sans doute le seul à pouvoir le faire… à part Florian.

— Et j’imagine Florian essayant de dérouler le message ! lança le jeune prêtre.

Malgré cette pique, le mage vit le Compagnon se glisser derrière Karal, sans doute pour l’aider à traduire.

Si, Aya savait lire les langues étrangères ! pensa-t-il. Nous pourrions en apprendre chacun quelques-unes. Comme ce serait pratique !

Karal ouvrit le tube et en sortit un parchemin.

Apparemment, il était en valdemarien, car il lut et traduisit sans attendre – avec le concours de Florian.

— La lettre commence par ces mots : « Salutations. N’essayez pas d’ouvrir un Portail. Nous l’avons fait, avec des résultats Désastreux ». Avec un D majuscule à désastreux.

Flammechant tressaillit. C’est ce que je craignais.

— Les choses doivent être encore plus instables que nous le pensions, dit An’desha. Mes petites tentatives magiques ont été un tel succès que j’avais cru que les plus grosses réussiraient.

— C’est à cause de l’endroit où nous sommes, rappela le Tayledras. Pour autant que nous le sachions, cette Tour possède de puissants boucliers. Du coup, nous sommes protégés des perturbations extérieures.

Karal s’éclaircit la gorge pour attirer leur attention. Flammechant se tourna vers lui et lui fit signe de continuer.

— « Je crains, chers collègues, que ça signifie que vous êtes exilés jusqu’à la conclusion. Nous avons ouvert un Portail local aussitôt après la mise en application de la contre-mesure, et nous avons essayé d’y faire passer des objets. Je suis content de cette précaution car le résultat n’était pas beau à voir. Certaines choses étaient encore reconnaissables. Mais la plupart avaient souffert de dessiccation, de pourrissement ou de compression. Les sauts d’Altra ne semblent pas poser de problème pour le moment, même quand il "porte " une autre personne. Mais de son propre aveu, cela lui demande de plus en plus d’efforts. »

Altra releva la tête et précisa :

La distance que je peux parcourir en un seul saut diminue peu à peu. Très bientôt, je le crains, je n’irai pas plus vite qu’un Compagnon.

Je me demande si je ne ferais pas mieux d’essayer de rejoindre les k’Leshya, pensa Flammechant. Je ne suis pas sûr de pouvoir continuer à vivre comme ça sans perdre mon sang-froid, voire devenir fou.

— Bien, dit-il, ce n’est pas une bonne nouvelle. Autre chose ?

Karal finit de parcourir la lettre.

— Dès qu’il en a terminé avec les mauvaises nouvelles, il devient plus formel et plus technique. En résumé, Altra pourrait sans doute amener une ou deux personnes ici avant de ne plus pouvoir sauter. Oh, et il nous conseille de trouver un moyen de communiquer avec Haven… Peut-être à l’aide de la vision à distance. La magie qui ne transfère rien de physique semble mieux fonctionner que l’autre. J’espère seulement que les boucliers de cet endroit ne perturbent pas la vision à distance.

Il tendit la lettre à Flammechant.

— Tiens, tu déchiffreras les détails plus tard. La plupart n’ont aucun sens pour moi.

L’Adepte tayledras prit le parchemin.

— Je l’étudierai, promit-il. Bien, qu’allons-nous faire ? Si Altra doit nous amener des renforts, il faut qu’il fasse vite.

— Oui, tant que ça reste possible, ajouta lentement An’desha. Je suggère Sejanes et maître Levy.

Flammechant leva les yeux au ciel, mais acquiesça à contrecœur.

— S’ils acceptent l’inconfort des sauts, ils sont le meilleur choix possible, soupira-t-il. Sejanes maîtrise une discipline magique qui nous est étrangère, quant à maître Levy… (Il marqua une pause pour s’exhorter à être charitable, et choisit soigneusement ses mots :) Il a une manière bien à lui d’étudier nos problèmes. S’il refuse de venir, il nous faudra un autre maître ingénieur. Même moi, je suis forcé d’admettre que nous n’aurions rien accompli sans leur aide.

An’desha et Karal hochèrent vigoureusement la tête, une réaction qui déplut souverainement à Flammechant. Mais privés des ingénieurs, ils travailleraient sans une ressource aussi importante que la présence d’un Adepte.

Nous avons besoin de leur point de vue, si différent du nôtre. Et maître Levy est peut-être bien aussi intelligent qu’il croit l’être.

Maître Levy et Sejanes se sont déjà portés volontaires, dit Altra. J’attendais pour connaître vos sentiments. Je peux partir les chercher, mais il me faudra plusieurs jours pour retourner à Haven et en revenir.

Flammechant fut étonné. Plusieurs jours ? La distance de saut d’Altra s’était effectivement réduite !

— Dans ce cas, je crois qu’il vaut mieux que tu files dès maintenant, dit-il au Chat de Feu. Je préfère ne pas penser à la vitesse à laquelle la situation se détériore.

Altra acquiesça, puis il disparut. Remarquant l’expression troublée de Lo’isha, l’Adepte lança poliment :

— Qu’y a-t-il, chamane ?

Le Shin’a’in haussa les épaules.

— Je me demande s’il n’aurait pas fallu obtenir la permission de nos hôtes, avant de faire venir d’autres personnes ici. Espérons qu’ils ne s’en offenseront pas.

Curieusement, cette infime opposition renforça la détermination de Flammechant.

— Si ces hommes avaient été avec nous dès le début, nous aurions peut-être définitivement réglé le problème des tempêtes magiques. Moi, je veux qu’ils viennent. Vent et tempête, Lo’isha, si tu as peur qu’ils s’enfuient avec les secrets de la Tour d’Urtho, sache que maître Levy n’entend rien à la magie et que Sejanes est si vieux qu’un souffle de vent pourrait lui briser les os ! Ils ne représentent pas une menace !

— Je suis d’accord, mais il ne s’agit pas de moi, dit le chamane avant de hausser de nouveau les épaules. Enfin, si. J’ai sans doute autant d’autorité en la matière que les Kal’enedral. Je déteste ça, mais je suppose qu’il est temps que j’en fasse la démonstration.

Puisque c’était l’opinion de l’Adepte, il tint sa langue.

Karal ayant l’air fatigué, Flammechant se leva d’un bond.

— Je vais à la recherche d’une autre chambre secrète. Selon moi, cet endroit ne nous a pas encore livré tous ses secrets. Quelqu’un veut se joindre à moi ?

Urtho avait été un des esprits les plus brillants de l’histoire et ses architectes s’étaient montrés à la hauteur. L’Adepte avait déjà découvert une petite salle secrète. En observant le sol de la « laverie », il avait remarqué que l’eau s’infiltrait par des fentes presque invisibles. La salle ne contenait rien – en fait, il devait s’agir d’une réserve –, mais désormais, il savait que de telles surprises les attendaient, à condition de les trouver.

— Moi, dit An’desha.

— Alors viens. J’ai envie d’étudier la salle du crâne. La « salle du crâne » contenait des vestiges qui semblaient avoir été laissés par une douzaine de chamanes et d’ingénieurs – avec quelques ossements. Le composant central en était un crâne de vache. Nul ne savait à quoi servait cette structure. Ils auraient craint de la démonter, si elle n’avait pas commencé à s’effriter en plusieurs endroits sous les effets de l’onde de choc.

Au lieu d’utiliser la magie – car la salle en regorgeait littéralement – Flammechant recourut à ses sens ordinaires. Ayant retenu la leçon de la « laverie », il se servit une gourde pleine d’eau.

Comme c’était un travail fastidieux, il s’attendait à ce qu’An’desha lance la conversation… Mais pas sur le sujet qu’il aborda.

— Tu songes à rentrer, n’est-ce pas ? À aller chez les k’Leshya, sinon dans ta Vallée.

Flammechant ne répondit pas immédiatement, feignant d’être absorbé par sa tâche.

— Je ne suis pas habitué à ces conditions de vie. Elles sont plus difficiles pour moi que pour toi.

— Je ne te contredirai pas. Et ne pense surtout pas que j’essaie de te culpabiliser. Après tout, les griffons sont partis.

— Mais ils ont deux petits ! cracha le Tayledras. Pas moi. Je n’ai aucune excuse, sinon celle de retrouver mon confort !

Absurdement, il en voulait à An’desha. Il avait l’impression d’être si transparent que le Shin’a’in pouvait prévoir ses désirs et ses raisonnements.

Le problème ? Chaque fois qu’il regardait Karal, il avait honte de lui-même.

— Tu en as déjà fait beaucoup plus que la plupart des gens, dit gentiment An’desha. Pour commencer, tu as combattu Fléaufaucon…

— Mornelithe Fléaufaucon était un défi, mais rien de plus. Et je n’étais pas seul pour l’affronter.

— Et pourquoi l’aurais-tu affronté seul ? Valdemar n’est pas ta patrie. Fléaufaucon ne menaçait pas les Vallées. Tu avais fait ton devoir en apprenant aux Hérauts-Mages à utiliser la magie. Après, tu aurais pu rentrer chez toi…

— Et qui d’autre aurait lutté contre Fléaufaucon ? demanda Flammechant. Un de ces Hérauts à moitié formés ? Elspeth ? Ventnoir, peut-être ? Aucun d’eux n’aurait pu te libérer. Je ne suis même pas sûr que Besoin aurait pu te sauver et s’occuper de Fléaufaucon.

An’desha se contenta de hocher calmement la tête.

— Mais après, tu aurais pu rentrer chez toi et m’emmener avec toi. Tout aurait été différent. Tu as fait ton devoir, et bien plus encore, Flammechant. Personne ne pourrait t’en vouloir d’être fatigué de tout ça.

— Et comment me comparer à quelqu’un comme Karal si je fuyais ? Fatigué ? De quoi aurais-je l’air à côté de quelqu’un qui a mis sa vie en danger pour notre bien à tous ?

— À t’entendre, on croirait qu’il désire devenir un martyr, grogna An’desha. Karal est entêté, parfois sectaire, et par moments incroyablement naïf, mais il n’est pas un martyr. Ni toi non plus. Aucun d’entre nous n’en est un.

— Et alors ?

Aya avait dû sentir la détresse de son maître, car il arriva à tire-d’aile et vint se percher sur son épaule. Flammechant le caressa, cherchant un peu de réconfort.

— S’il n’est pas un martyr, alors…

Il se tut, conscient de la tension, dans sa voix. Ayant pris une profonde inspiration, il continua :

— An’desha, j’ignore pourquoi tu fais ça. Soudain, l’Adepte comprit.

Il me force à aller au bout de mes réflexions, afin que je puisse prendre une décision, au lieu de laisser mes émotions me ballotter.

An’desha hocha la tête, comme s’il voyait tout cela écrit sur le visage de son ancien amant.

Je ne peux pas prendre de décision, parce que je m’efforce de prouver que je vaux mieux que Karal. Et je ne parviens pas à me défaire de ma culpabilité. Alors, pourquoi est-ce que je reste ?

— Les décisions de Karal lui appartiennent, mais… eh bien, je ne suis pas vieux au point de ne pas pouvoir prendre exemple sur un jeune homme comme lui. Vous avez besoin de moi, tout autant que de Sejanes, de maître Levy et d’Altra. Je reste, même si je suis fatigué et que je déteste vivre ici, parce qu’il serait mal de ma part de partir et de vous priver de mes talents. Je ne veux pas mourir dans le froid et la crasse, mais s’il le faut, j’y suis prêt. Il serait indigne d’abandonner tous les gens convaincus que nous allons trouver une solution aux tempêtes magiques. Pas question de décevoir ceux que j’ai promis d’aider…

« Ces raisons te suffisent ? An’desha éclata de rire.

— Tu ne m’auras pas, Flammechant. J’ai bénéficié des leçons d’un expert capable d’exposer au grand jour les pensées et les motivations d’autrui.

Le Tayledras se rembrunit.

— Tu es content du résultat ?

— Là n’est pas la question. C’est toi qui dois en être content. Si tu l’es, qui suis-je pour soulever une objection ? Si ta décision pose problème, nous aviserons le moment venu.

An’desha se leva et tourna les talons. Flammechant sentit monter en lui un de ses accès de perversité et décida qu’il devait avoir le dernier mot.

— Je n’ai pas mentionné la principale raison. Surpris, l’autre Adepte le regarda.

— Laquelle ? demanda-t-il, visiblement à contrecœur.

Flammechant sourit.

— Renardargent veut que je reste. En vois-tu une meilleure ?

Au coeur des tempètes
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